- 15 déc. 2023, 10:11
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La bourgeoise
Il y a quelques années encore, tout ça lui était parfaitement étranger, elle ne se rappelle même plus si elle avait conscience de cette sorte de continent qui se trouve juste-là. Comme de l’autre côté de la porte, d’une porte: presque n’importe laquelle.
En jouant avec Monsieur son mari elle a remarqué cette inclinaison qu’il a à vouloir prendre les choses en main. Pourtant bien souvent elle n’en pense pas moins, comme on dit, mais dans un mélange d’habitude et une sorte de…pitié , oui une sorte de pitié elle passe sur ses faiblesses, couvertes par sa conviction apparente. Elle connaît ses doutes, qui se résolvent souvent en perplexités vis à vis de ces choses, que sans les détailler elle comprend, elle ressent. Elle ne croit pas vraiment dans le caractère féminin de l’intuition mais les "preuves " s’accumulent au fil des années.
Alors oui, pour lui d’abord mais pour elle aussi petit à petit, ce jeu de domination s’est installé. C’est pour leur couple, bourgeois, tranquille, légitime l’équivalent des histoires qu’on aime à encore et encore se raconter quand on est enfant. Avec l’imparfait préludique: "on disait que…" Et bien sùr Monsieur souffle et transpire.
Au bord de son fantasme, les premiers coups de cravache étaient précautionneux. Déjà, acquérir le matériel avait été un pincement pervers assez délicieux. Mais quand il s’est agit de vraiment voir le corps de sa femme, se raidir dans un réflexe, il lui a fallu dépasser l’émotion pour profiter de l’effet que ce dépassement tant espéré, mais seulement imaginé jusque là, pouvait lui procurer.
Or sa femme, dans un frisson mélangé avait été la première étonnée de sa résolution à ne rien montrer de la satisfaction très profonde que lui donnait la maîtrise de ses réflexes. Bien sûr son corps redoutait la sécheresse du coup claquant. Bien sûr c’est déstabilisant, stressant, mais l’empire qu’elle garde sur ses sensations déverse en elle une liqueur improbable. Dans son accord à jouer et rejouer la docilité, il y a quelque chose de puissant. Il n’échappera qu’accidentellement un soupir ou même un souffle. C’est presqu’une question d’honneur. Non pas qu’elle ne voudrait pas donner cette satisfaction à son époux, qu’il entende par un petit cri, la microscopique terreur que son cerveau allume à l’idée qu’une morsure de badine vienne la brûler à un endroit qu’elle ignore; mais que pour que suinte en elle cette sensation étrangement réconfortante d’être perverse, il faut qu’elle subisse sans rien dire. Au fond son caractère réel subsiste.
Elle n’est pas femme à se laisser faire et c’est pourquoi c’est si délicieux de s’abandonner. Comme en miroir de qui elle est d’habitude. Et de toute façon elle a bien compris que c’est elle, bien sûr, qui mêne le jeu. Il suffit qu’elle ne veuille plus, qu’elle le dise ou simplement le laisse entendre et, forcément, tout s’arrête, tout s’effondre. Parce que dans ce jeu, elle ne fait rien de "mal", rien d’étrange. On dirait bien que celui qui renforce son autorité est celui des deux qui est le plus fragile, celui qui est le plus exposé à l’opprobe. À l’inconvenant.
Elle mène le jeu par son apparente faiblesse, sa soumission est une force parce qu’elle est volontaire quand Monsieur son Mari est tellement plus qu’elle le jouet de ses perversités. D’ailleurs les limites sont beaucoup plus effrayantes pour lui. Au fond, il craint de lui faire du mal, et dépasse cette crainte pour jouir, uniquement parce que la douleur ne semble pas effaroucher sa femme. Aurait-il le cran de la faire souffrir vraiment? En aurait-il simplement envie s’il n’y avait pas cet accoutrement?